Poésie sous terre à De Brouckère


Je me souviens que la première fois que je suis descendue du métro à De Brouckère, je me suis laissée porter par le tapis roulant et au mur il y avait cette phrase de Benno Barnard qui parle de tenir la ville au creux de sa main.

Hélène

Je suis Anderlechtois, pas Bruxellois.

Je me souviens que mon plus beau souvenir ça est que quand Anderlecht a gagné la Coupe des Villes de Foire. Wééé, Anderlecht a gagné la Coupe des Villes de Foire! Ca devait être en quoi? En septante-six ou septante-quatre? J’étais encore tout petit mais j’ai vu ça. Et ici, à Anderlecht, y avait pas un bistrot qui pouvait recevoir tellement que ça craquait de monde partout. Mais moi, de toute façon, alleï, je suis pas Bruxellois, je suis Anderlechtois ! Alors les souvenirs de Bruxelles, tu sais...

Thermos, place de Linde.

Pauvre Belgique


Je me souviens pas de Baudelaire. Je me souviens des gens comme vous qui viennent ici, au Spijtige Duivel, parce que Baudelaire… Quoi?! Tu sais pas!? Bin c'est parce qu'il a dit que la blanche ça pue le dégueuli et que les belges elles ont des grosses loches et des jambes de caporal. Ah si ! Tu sais ! Tu vois  ! Mais on ne lui en veut pas, nous, parce qu'il était pas bien dans sa peau tu sais, fallait qu'il expurge quoi, le pauvre, le Tout-Paris était contre lui, alors il est venu un peu pisser sur nos gueules à nous et ça cent ans avant Coluche qui était pas le dernier non plus pour cracher sur les Belges.

Le Charlot, il était fou amoureux de Félicien Rops, à Namur. On peu pas tout aimer, hein !

Pierre Duys et un Anonyme illustré

L'île Robinson

Je me souviens du Bois de la Cambre, je promenais Igor autant que moi-même, le dalmatien sautillait, ses oreilles voletaient dans la brise, survolant la Plaine des artilleurs, pente douce jalonnée de taupinières, puis le lac par cette langue que dévalait notre prime jeunesse à plat ventre, dans la boue, lors des fameux "concours hands" du "groupe Honneur". A l'opposé, il y avait un bac noir tracté par deux filins que des treuils électriques tendaient jusqu'à la rive. Ils battaient l'eau au passage de la passerelle que nous prenions, au moins, pour un paquebot. Sous l'astre vitreux, une cabine en bois casquée de fer où finissait de rôtir une fille blonde et ses tickets: pour l'île Robinson, 10 francs. Des oies beiges et de grands canards hirsutes aux encolures chromatiques prévoyaient en piaffant de gober la mie que des bambins glaiseux sortaient de sachets froissés. Leur cou très long suivait l'envol des miettes. Les becs désenchantés tatouillaient la surface lacustre.

Igor et moi traversions une pelouse, dignes et faussement désintéressés. Des fillettes et des menthes à l'eau s'apprivoisaient. Le glacier, dans son van (orange), pour mettre les passants au garde-à-vous devant lui, rabâchait sa ritournelle à répétition. Des couples s'oubliaient aux commandes de pédalos (jaunasses). Il y avait, sur l'île, un minuscule théâtre de marionnettes dont je ne me souviens pas du nom. Peut-être était-ce Le théâtre minuscule ? Nous faisions d'abord le tour de l'île à l'écart des autres promeneurs. Nous la connaissions par coeur. Nous savions ses nids, ses dessous. Tout à coup, Igor se mit en quête, effrontément, d'une musaraigne dont le museau venait de lui filer sous la truffe. Il creusait, la langue sur le côté, un trou dans la berge molle. Des pièces jaillirent sous ses griffes. Nous les examinâmes. Son chapeau ridicule l'avait trahi. C'était Napoléon. Etonnamment, Igor se montra très intéressé: il renifla, consciencieux. Nous croyions à une blague. Il mordit, espérant le chocolat.

Je me suis renseigné aux archives de la Ville: le Chalet Robinson, sur l'île du même nom, fut construit par un roi pour y loger sa maîtresse. Tu te rends compte, Igor, dis-je à mon chien, tintinifiant furieusement, un carrosse fleuri tiré par six chevaux blancs traversait nocturnement la ville, puis l’avenue Louise, elle-même construite pour faciliter les royales équipées en quête des charmes de la concubine. C'était à peine croyable. Igor en revint difficilement. Sa queue allégorique brassait le passé. Nous vîmes magiquement le carrosse passer.

- Tu imagines ! Nous avons trouvé le trésor de la maîtresse du roi, dis-je, faussement effaré et hilare !
- L'un des Léopold, dit-il, lui qui s'y connaissait.
- Très certainement, répondis-je, mais qui sait encore lequel ?

Pierre Duys

Comme des cochons !


Comme des cochons !

Je me souviens, au Coq, face à la Bourse, Jacques Brel y passait, paraît-il, souvent. J’étais un moutard mais je l’ai vu, c'est sûr. Trente ans plus tard, la serveuse affirme que c'était son bistrot préféré, à Bruxelles. L'ambiance a changé, je suppose, même si l'aspect de la salle, ses banquettes brunes, son carrelage jaune et blanc et la vitrine mangeant un poil du trottoir sous des trétaux boisés doivent être proches, sinon identiques, à ce qu'ils furent à l'époque. Des édentés boivent des pils. Des artistes. Des paumés. Le fonctionnaire avant de prendre "son" train pour la province. Le stoeffeleir du coin. Des bonnes femmes blondes aux seins protubérants qui t'accostent et te disent: "Alors, beau gosse, mon chéri, je m'appelle Cathy, tu prends une pils, une fois ? "

Je me souviens que mon vieux chantait dans sa voiture décapotable, à tue-tête, la chanson des bourgeois. J'étais à l'arrière, j'avais le vent dans la face. Je me souviens, j'adorais le refrain et le rythme, cette irrésistible ascension. Je ne savais pas trop ce qu'était un bourgeois mais je sentais bien que c'était une sorte de connard. Des étudiants brailleurs devenus juge et flic. C'est lorsque le vieux s'est dévoilé dans toute sa splendeur, lorsqu'il quittât l'esprit brailleur, que j'ai compris le vrai sens de cette chanson.

Pierre Duys

Barbidule

Je me souviens de Barbidule, ma petite copine du jardin d’enfants de l’école 7, avenue du Bois de la Cambre. Je lui préparais des pâtés de sable et elle acceptait de jouer à touche-touche dans les buissons.

Pierre Duys

La place du Marché aux Poissons


Je me souviens des premiers concerts de Aka Moon, trio déjà stupéfiant de jazz pourpre. Des pygmées jaillissaient de leurs valises, les murs vermillons, gauches, se trousmoussaient les ventricules, ivres de houbloneuses fillançailles; on voyait des ombres suinter, des John célèbres, à la page, en cage, de Patti, des Burk, des Fela, free funky african zone, vapeurs incendiaires, burlesques illusions, tapages mentaux, divagations et visions. Un écrivain attendait sa transe hebdomadaire dans une pièce contigüe, derrière la scène, une machine à écrire comme tapis volant, doigts mirages et pépiement des touches, guili-guili de matières sèches, haut les coeurs, bas les masques.

Pierre Duys

La révolution galopante

Je me souviens, dans les années septante, il y avait eu cette grève générale. Le peuple s’était soulevé: même les bistrots fermaient… C’est dire ! à Bruxelles ! mais ça n'existe pas les bistrots qui ferment à Bruxelles ! Merde, hein, tout le monde redevient pauvre aujourd'hui, on se croirait en Argentine ! Vous avez vu la pauvreté ? Il paraît qu'elle galope. La révolution ! Wééé, on devrait refaire çà, moi je te dis.

Une Serveuse, au Coq.

Wattman IV, vivre ensemble.

Je me souviens, dans le tram 94, il y avait un petit garçon qui regardait avec envie le conducteur marocain et, surtout, les boutons de la commande du tram. Le wattman a pris le garçon sur ses genoux et, c'est dingue, je te jure, lui a laissé conduire le tram, vraiment. Le petit criait à tue-tête: "Maman, Maman, c’est moi qui conduis le tram, c’est moi qui conduis le tram" et tout le monde souriait.

Pierre Duys et une Anonyme

De schieven arkitekt

Je me souviendrai toujours de la place de Brouckère le jour où l’on a démonté la grande fontaine en bronze, Bruxelles fut amputée, elle clopinait bêtement sur une seule patte, cela ne s’oublie pas. Je me souviens que des ouvriers l'ont découpée, cette fontaine, au chalumeau, en deux: le sommet se trouve tout au bout, Quai aux Briques, devant "le petit chicago". La base, je ne sais pas où elle fut transportée. C’est fou, non, de démanteler une fontaine et de la replacer ci et là, en morceaux. L'architecture, à Bruxelles, c'est du pareil au même. On appelle cela la Bruxellisation. En français, si l'on pince lèvres et fesses, on dirait Façadisme. Le façadisme est enseigné dans les écoles d'architecture du monde entier, paraît-il, hein, je n'y suis pas allé: la Bruxellisation, ce qu'il ne faut SURTOUT PAS FAIRE. Abattre tout et garder hypocritement la façade, refaire le reste à neuf, Bruxelliser. Alors, dit-on, les Bruxellois sont des râleurs, les édiles feignent de ne pas comprendre pourquoi les Bruxellois pestent contre leur ville et les promoteurs avec lesquels les baillis s'entendent très bien.

En Bruxellois, en patois de Bruxelles, "de schieven arkitekt" est l'une des plus suprêmes insultes qui signifie "l'architecte de traviole". Comme dans "schieve lavabo" qu'on balance à qui porte la gueule de traviole. Au moins cela on ne leur détruira pas, leur humour, aux Bruxellois.

Pierre Duys avec un Anonyme onbekende brusseleïr.